Le bien commun pourrait bien être ce feu qui allume les flambeaux de la conscience éthique dont l’homme a besoin pour se sentir un peu plus humain. Il porte une vision positive et constructive de l’économie qu’il envisage comme un instrument nécessaire du développement humain. Enracinée dans la recherche en sciences humaines, la perspective du bien commun pourrait constituer un guide pratique qui se caractérise par un haut degré d’exigence et de cohérence.
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Le principe du bien commun propose une double considération de la dimension communautaire et de la dimension individuelle. Il permet ce faisant d’échapper à deux risques, celui du totalitarisme qui occulte la personne humaine au nom de la communauté, et celui de l’individualisme qui occulte la communauté au nom du développement de la personne.
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Le principe du bien commun ne vise pas à établir un équilibre entre les dimensions communautaire et individuelle mais plutôt une interrelation qui peut s’énoncer comme suit : participer au bien communautaire est une nécessité dès lors qu’il permet non pas de renoncer au bien personnel mais de l’accomplir pleinement. Il en résulte les deux déclinaisons suivantes :
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le bien communautaire n’est pas plus important que le bien personnel, simplement il intervient en premier parce que le bien communautaire est une condition pour la réalisation du bien personnel.
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Le bien communautaire n’est à promouvoir qu’en tant qu’il permet le bien personnel.
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À cause de l’augmentation de la taille des entreprises, de la fragilisation du sens communautaire et de la perte de vue des situations personnelles au travail, il me semble particulièrement utile de rappeler qu’il n’y a de bien personnel qu’en lien avec un bien communautaire et qu’il n’y a de bien communautaire que tourné vers le bien personnel.
Bien commun et société
Je me suis demandée comment la perspective du bien commun peut nous aider à vivre ensemble, à coopérer, tout en respectant nos différences. La coopération est-elle possible en toutes circonstances ? Dans les organisations, à quoi bon promouvoir une diversité des identités si la diversité des opinions et des pratiques portant sur le travail n’est pas discutée ou accueillie ? Dans quels cas la diversité peut-elle être un facteur de coopération ? À l’heure de la mondialisation des échanges, la question de la coopération se pose avec une particulière acuité.
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Les politiques de la diversité tendent à faire de la diversité une finalité en soi. La diversité visée est alors une représentation statique de personnes ayant des attributs différents dans un système social. Les attributs envisagés sont essentiellement le genre, l’âge, l’origine ethnique, le handicap, la séniorité, la culture, l’éducation, la fonction, l’ancienneté, la croyance religieuse et l’orientation sexuelle.
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Les théories de la diversité oscillent entre trois principales idéologies : l’égalité, le management de la diversité et l’inclusion. L’approche fondée sur l’égalité vise à préserver une égalité des droits et tend à justifier les programmes de discrimination positive visant à augmenter la représentation numérique d’une minorité. L’approche fondée sur le management de la diversité vise à maximiser les avantages économiques de la diversité. Enfin, l’approche fondée sur l’inclusion vise à favoriser la pleine participation des employés en renforçant leurs compétences et connaissances leur permettant de s’intégrer dans l’entreprise et la société.
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Même si ces approches n’ont pas lieu d’être envisagées séparément, car elles s’enchevêtrent dans la réalité, chacune d’entre elles prise isolément présente des risques. L’approche fondée sur l’égalité risque d’augmenter les conflits entre les groupes d’intérêt en amplifiant de façon contrainte l’importance quantitative de certaines minorités ou de certains groupes discriminés. Cette approche de la diversité comporte ainsi le risque d’une catégorisation excessive des individus en fonction de leurs attributs afin de démultiplier des récits positifs mais superficiels sur l’entreprise.
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L’approche fondée sur le management de la diversité peut conduire à penser a priori que la diversité des attributs au sein d’un groupe constitue un moyen de performance, quelle que soit la façon dont les individus coopèrent. Les nombreuses études portant sur l’impact positif de la diversité sur la satisfaction, la fidélité, l’engagement ou la créativité donnent le sentiment que les différences peuvent être exploitées dans une perspective économique. Cette approche de la diversité comporte le risque d’une instrumentalisation économique de la diversité, laissant à penser que la finalité ultime de l’entreprise est économique.
Enfin, l’approche fondée sur l’inclusion risque de se focaliser sur l’intégration professionnelle de certains individus et de négliger leur appartenance communautaire. Par conséquent, cette approche de la diversité comporte paradoxalement le risque d’une exclusion de certains individus privés des vertus de l’action collective.
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La perspective du bien commun peut aider à surmonter ces trois risques - catégorisation, instrumentalisation, exclusion – inhérents à une approche de la diversité, et de façon plus générale, à une approche des différences. En effet, la perspective du bien commun est une invitation à la coopération.
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Je mets l’accent sur les conditions de cette coopération - subsidiarité, hiérarchie téléologique, obligations afférentes aux droits individuels - permettant à des individus disposant d’attributs distincts de travailler ensemble en recherchant le bien communautaire et le bien personnel de chaque membre de la communauté.
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Bien commun et économie
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Des mouvements économiques récents visent à poursuivre le bien commun en considérant tout à la fois le bien communautaire et le bien personnel. Nous prenons l’exemple du capitalisme conscient ou de l’économie de communion qui poursuivent le bien commun de façon légèrement différente...
Le capitalisme conscient a été popularisé par John Mackey, fondateur de Whole Foods Market, et présente quatre caractéristiques visant à inciter les membres de l’organisation à se tourner vers une recherche du bien commun : une ouverture spirituelle, des leaders serviteurs, une culture consciente et un objectif élevé capable de transcender la recherche d’une maximisation du profit.
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L’économie de communion repose sur une intuition de Chiara Lubich, fondatrice du mouvement chrétien des Focolari, à la suite de ses observations sur les contrastes entre pauvreté et richesse dans la cité de Sao Paulo au Brésil. Ce mouvement se refère explicitement à la spiritualité catholique et vise à participer au bien commun grâce au partage des profits et à une organisation éthique et responsable.
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Ces deux mouvements recherchent le bien commun en tant qu’ils poursuivent le bien communautaire comme condition préalable du bien personnel et considèrent le bien personnel comme un objectif du bien communautaire. Des nuances existent cependant entre ces deux mouvements. En particulier, s’ils adoptent tous deux une conception élargie des parties prenantes incluant tout à la fois les actionnaires, les managers, les employés, les fournisseurs, les clients et les concurrents, l’économie de communion envisage spécifiquement le bien personnel des membres les plus pauvres de la société.
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La quête du bien commun peut également susciter certaines tensions, et ce sont ces tensions que nous examinons dans cet article.
https://hal-audencia.archives-ouvertes.fr/hal-01625348/document
https://link.springer.com/article/10.1007/s10551-016-3118-6
Une vidéo introductive à l’article : la présentation de la notion de bien commun
Bien commun et management
Nous affirmons que la perspective du bien commun est réaliste et efficace pour empêcher l'attention excessive portée au risque de comportement de passager clandestin en prônant la confiance comme un don inconditionnel et une réponse à la vulnérabilité. Pour aller plus loin, nous suggérons qu'en adhérant aux mêmes présupposés que ceux de la théorie économique dominante, les managers ne se concentrent pas seulement de manière excessive sur le risque de comportements de passager clandestin, mais contribuent également au développement du phénomène en proposant des interprétations erronées ou en mettant en œuvre des règles de contrôle inappropriées qui conduisent les employés à résister, à fuir ou, du moins, à dissimuler leur vulnérabilité. De même, et à l'inverse, ceux qui se laissent inspirer par l'approche du bien commun auront une faible propension au phénomène ; l'adoption d'une vision positive de la nature humaine réduit le risque de prolifération des comportements de passager clandestin en encourageant le développement de la communauté, la recherche de biens internes et, par conséquent, une véritable confiance.
Bien commun, un guide pratique pour l’action
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Le bien commun peut aider les individus à éviter une focalisation excessive sur la scientifisation du travail, et en particulier sur la précision technique, la neutralité technique et l'abstraction technique, en leur fournissant un protocole éthique qui les amène à s'interroger sur les différents niveaux communautaires, les différentes orientations poursuivies et les difficultés concrètes de leur travail. Ce protocole éthique consiste à se poser les trois questions suivantes :
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- Quel est le bien commun supérieur que je poursuis dans mon travail ?
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- À quelles orientations économiques, sociales, morales et environnementales est-ce que je contribue ?
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- Comment mes missions professionnelles contribuent-elles au bien personnel des autres membres de la communauté ?
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Ces questions devraient permettre aux travailleurs d'envisager simultanément un bien communautaire plus large, un plus grand développement humain et le bien personnel de chaque membre. Contrairement aux normes et aux processus, les principes du bien commun (subsidiarité, totalité, hiérarchie téléologique, engagement à long terme, réalité et unité) peuvent amener les travailleurs à avoir plus d'autonomie pour prendre des décisions économiques, juridiques et éthiques judicieuses.
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Pourquoi est-il si difficile de rechercher le bien commun ?
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Notre conviction est la suivante : si nous sommes si nombreux dans le monde du travail à renoncer à la quête du bien commun, c’est parce que nous sommes piégés par le fantasme libertaire induit par l’idéologie néolibérale. Celle-ci nous fait croire qu’elle peut nous aider à reconquérir notre liberté individuelle qu’elle présente comme la valeur la plus forte, peut-être une valeur exclusive. Mais cette liberté est illusoire, car plutôt que d’être une liberté de penser ou d’agir, elle est une liberté de déployer notre énergie au service de la société de production et de consommation, une liberté de réussir, de gérer notre carrière et d’être performant.
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Retrouver un chemin vers le bien commun suppose de prendre conscience de l’érosion des véritables libertés au sein de nos sociétés de consommation. Les travaux de Arendt sur La condition de l’homme moderne (1958) et Les origines du totalitarisme (1951) peuvent nous aider à regarder les formes récentes de totalitarisme, qui résultent dans nos sociétés occidentales non pas de l’instauration de nouveaux régimes despotiques, mais de l’agonie du politique dans les sphères de l’économie.
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Les individus soumis à une pression familiale et sociétale fondée sur le culte de la réussite professionnelle ne sont-ils pas condamnés à devenir des sujets socialement conditionnés et à renoncer à leur singularité ? Dans un environnement de travail caractérisé par une exigence accrue de performance et un contrôle des tâches visibles et objectives, les individus ne sont-ils pas contraints d’agir conformément aux règles du jeu de la concurrence interindividuelle et de renoncer à la solidarité ? De même, les individus ne renoncent-ils pas progressivement à leur habileté créative et à la spontanéité au fur et à mesure de leur progression de carrière ?
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En prenant conscience de cet affaiblissement de la singularité, de la solidarité et de la spontanéité qui résulte du fantasme libertaire, nous pouvons réapprendre à privilégier les libertés véritables, en particulier la liberté de rechercher le bien commun.
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